Pourquoi je suis candidate
I l y eut la Marseillaise sifflée une après-midi d’automne. Et des adultes, péremptoires,
indignés, pressés de proférer des anathèmes raccourcis. Et nous, consternés mais instruits de
leur exclusion, sensibles à leur détresse, conscients que leurs sifflements visaient les multiples
contrôles d’identité qu’ils subissent chaque jour, les «fous-le camp chez toi», les logements
inaccessibles, les emplois interdits, les services publics déserteurs. Et notre gêne: comment
expliquer sans justifier, lorsque les clignotants se multiplient dans ces voitures brûlées à
Strasbourg, autour de Paris, et dans les périphéries de toutes les grandes villes, ces magasins
pillés, ces bus pris pour cible, ce métro devenu si peu sûr.
Au Stade de France, en ce lieu de saine compétition et de fair-play, ils ont hurlé le trouble qui
les oppresse à devoir s’emparer des symboles d’appartenance. Et même s’il est toujours
hasardeux de comparer des événements et des temps différents, comment oublier Tommie
Smith et John Carlos athlètes africains-américains vainqueurs des J.O. de Mexico, levant un
poing ganté de noir ? L’Amérique s’est cabrée. Puis elle s’est mise à comprendre. Quand donc
ceux qui gouvernent la France comprendront-ils ?
Quand comprendront-ils que ce n’est pas en cabotinant au nom de la France et en traitant de
sauvageons une partie de ses enfants humiliés, en réclamant pour eux des maisons de
correction, en jetant sur leurs parents, leurs amis, leurs voisins un regard uniformément
réprobateur, en exigeant d’eux respect de la loi et des biens sans vraie contrepartie éducative
ni perspective d’insertion, en ignorant leurs succès dans les arts, les sciences, les techniques,
la littérature, outre le sport et la musique, quand comprendront-ils que ce n’est pas en
occultant la déshérence de ceux qui ont cru aux vertus de l’effort, à la méritocratie
républicaine, à l’ascenseur social, que ce n’est pas en les stigmatisant aveuglément qu’ils
apaiseront les légitimes sentiments de révolte, qu’ils réduiront l’illusion protectrice des
citadelles identitaires ?
Quand comprendront-ils qu’ils n’obtiendront nulle soumission à menacer les parents de
suspendre les allocations familiales, sans assurer à leurs enfants l’égalité des chances, sans
leur reconnaître le droit d’être eux-mêmes, simplement d’être, de conserver l’héritage
précieux d’une histoire, d’une langue, d’une religion ? Quand comprendront-ils que la
violence d’un urbanisme qui a bâclé des forteresses au bord des autoroutes, reléguant
ensemble, soi-disant par hasard, des familles d’origine coloniale ou d’origine française rurale,
les oubliés du progrès, les blessés de la croissance, les bernés de la prospérité ?
Quand comprendront-ils que loft story et star academy ne sont que des mirages plus fertiles en
frustrations qu’en espoir, et qu’une partie de la jeunesse de France peine à croire qu’elle a
droit à sa juste place au soleil de la vie ?
Car c’est bien d’elle qu’il s’agit d’abord. De cette jeunesse de France refoulée dans la honte
de parents soumis aux impôts locaux mais privés de droits civiques, acculée au ressentiment
des contrôles incessants, forcée à s’habituer à la peine de mort sans sommation, tentée par la
loi du talion et les charmes du caïdat.
Mais il s’agit aussi de cette jeunesse, fière jusqu'à l’orgueil, qui refuse le misérabilisme.
Et parce qu’il est insupportable de regarder s’élargir le fossé entre deux France, celle d’hier et
celle d’aujourd’hui, nées d’une même histoire aux pages contrariées, tantôt étincelantes de
générosité, tantôt écrasantes d’indifférence et de mépris, je sais, moi qui par choix, par fidélité
et par nécessité, passe d’un univers à l’autre, je sais que je dois être là, visible et audible, pour
dire que nous n’avons pas encore perdu la guerre des modèles, des repères et des références,
que notre identité composite doit cesser d’être conflictuelle, que cette diversité culturelle
donne de la fragrance à la variété des territoires. Dire aussi que la laïcité est le meilleur
rempart pour éviter que la diversité ne mue en disparité, pour que la citoyenneté restaurée
assure l’égalité en droit et en chances, pour que les obligations et devoirs liés à la
responsabilité retrouvent la saveur des libertés, dès que la loi recommencera à protéger
chacun et tous.
Il faudra beaucoup rénover pour retisser la cohésion sociale. Les institutions doivent retrouver
vitalité, la sixième République s’y emploiera. Les responsabilités doivent être mieux
partagées entre l’Etat et les collectivités, un Etat centré sur ses missions essentielles y
pourvoira. La solidarité doit être revigorée, la réforme des retraites, le crédit-activité, le
revenu étudiant, l’aide à l’autonomie des personnes handicapées y contribueront. La
démocratie doit respirer, la parité irriguera tous les champs.
Et tous ceux qui ne se résignent pas devant cette société qui s’enfonce dans la peur, ceux qui
savent que la confiance retrouvée sera notre plus beau lien social, ceux qui refusent la fatalité
de ces frontières géographiques, sociales, culturelles, vous tous qui trépignez de redonner
couleur et générosité à la République, de tendre des passerelles entre toutes les rives, les
vraies et les imaginaires, et je sais combien nous sommes nombreux, nous donnerons de la
voix pour que s’impose cette vision d’un avenir de justice et de liberté, pour enseigner aux
jeunes siffleurs que le drapeau aux trois couleurs fut, à sa naissance, l’emblème de la révolte
contre l’oppression et l’inégalité, la bannière de l’espoir d’une société meilleure, l’étendard
des valeurs éternelles qu’il faut chaque jour reconquérir: fraternité, égalité, liberté.
Et nous le ferons sans craindre les nostalgies ni les défaitismes, les doutes, les écorchures, les
avanies et car nous savons, comme René Char, que «la lucidité est la blessure la plus proche
du soleil».
Christiane TAUBIRA
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