C eci me paraît la question; qui, quoi, pourquoi, combien sont en fait des questions subalternes. La vraie question est, comment ? De là, les autres se dégageront. Par exemple, les mineurs délinquants. Certes il y a des mineurs délinquants. Et puis ? Question: comment les compter ? En pourcentage «brut», en pourcentage de la population totale de mineurs ? En pourcentage de la population totale ? Ça ne donnera pas la même perception que ces simples «(x)% des délits sont commis par des mineurs» ou «le nombre de délits commis par des mineurs a augmenté de (x)%» . Ensuite, comment compter les délits ? En données «brutes» ? En catégories de délits ? En données comparées à la population totale des délinquants par catégories de délits ? Par ailleurs, il pourrait être intéressant de comparer les données sur le nombre de mineurs auteurs et victimes de délits, de savoir quelle est la proportion de mineurs victimes de mineurs, de majeurs victimes de mineurs, de mineurs victimes de majeurs, la proportion de mineurs à la fois auteurs et victimes, la gravité comparée des actes dont ils sont auteurs et de ceux où ils sont victimes. La question du comment, de la manière de collecter et de présenter «le chiffre de la délinquance», peut permettre d'avoir un autre discours que celui actuel, aberrant et global. Discours hélas partagé désormais par tous les partis «de gouvernement», Verts exceptés. Même les communistes ont renoncé à une analyse sociale des problèmes sociaux et s'ils le «modulent», leur discours est à peine moins «sécuritaire» que celui du PS, de l'UDF et du RPR. Le principal «comment» qui, comme l'on dit aujourd'hui, «m'interpelle», est: comment rend-on compte des comptes ? Par exemple, sans l'affirmer clairement, le quotidien Le Monde indique en première page de son édition du mardi 29 janvier 2002 (n° 17732) qu'il y a de plus en plus de mineurs délinquants (en sous-titre, «Les moins de 13 ans sont de plus en plus impliqués», et dans le corps de la présentation, «Dans le domaine des atteintes aux personnes, les mineurs se distinguent. Des adolescents de moins de treize ans sont de plus en plus souvent impliqués». Par contre, en page 10, on spécifie que «le nombre de mineurs mis en cause connaît encore une légère augmentation», ce qui modère doublement le discours de première page: c'est le nombre de mineurs mis en cause qui augmente, ce qui n'induit rien quant à l'augmentation du nombre d'auteurs, mis en cause ou non, puis l'on passe de vagues et inquiétants «les mineurs se distinguent. Des adolescents de moins de treize ans sont de plus en plus souvent impliqués», à une plus soble «légère augmentation». Et par le fait, relativement à la progression globale des délits constatés (+7,7%), celle des mises en cause de mineurs est très inférieure (+1%). Autre modérateur, le taux d'élucidation des délits reste faible, inférieur à 10% du total des délits; il est possible — et probable — que les mineurs délinquants sont plus souvent et plus régulièrement mis en cause que les majeurs; en outre, chaque année plus, des faits commis par des mineurs sont pénalisés ou correctionnalisés, d'où il résulterait que le nombre de mineurs mis en cause progresse plus vite que le nombre de mineurs délinquants. Le quotidien, visiblement, ne se pose pas la question de savoir comment «le Chiffre» est constitué. Enfin, si. Enfin, non… C'est-à-dire: d'un côté, tant dans l'article principal que par le fait d'interroger un «spécialiste» par ailleurs, le quotidien semble s'interroger sur la fiabilité du «Chiffre»; cela dit, l'interrogation, dans l'article principal, se limite à: «Pour le ministère de l'intérieur, l'amélioration de l'accueil et des dispositifs d'écoute mis en place par les policiers, les gendarmes et les associations serait à l'origine du nombre croissant de plaintes. “Chiffre noir en baisse”. L'explication est reprise pour l'ensemble des chiffres: selon la DGPN, la mise en place de deux des trois zones de police de proximité […] a diminué le “chiffre noir” de la délinquance — celui constitué par les infractions subies, mais jamais signalées», la mise en cause de la validité même du «Chiffre» étant laissée au «spécialiste», le reste de cet article, et le reportage qui l'accompagne, prenant en compte «le Chiffre» comme un fait intangible, et le discours des forces de l'ordre et des anxieux de la fameuse insécurité comme un reflet objectif de la réalité ordinaire. Certes, il y a pire: Le Figaro. Le gros titre, «cinq colonnes à la une» (littéralement): «La délinquance s'installe partout». Si gros (littéralement et métaphoriquement) qu'on aurait envie d'y ajouter un point d'exclamation. Quelques perles: «Une déferlante de vols à la voiture bélier, de cambriolages et de braquages qui se produisent jusque dans les villages les plus reculées. L'Eure, la Haute-Garonne, la Loire-Atlantique, la Mayenne, les Vosges, le Lot ont ainsi enregistré des hausses de 20% à 30%»; «On est loin des présentations avantageuse des instances officielles qui annoncent, dans la capitale, des augmentations statistiques qui ne dépassent jamais 6% d'une année sur l'autre. Paris, il est vrai, accueille des millions de visiteurs. Autant de victimes potentielles»; «Partout, c'est la violence qui progresse. Les crimes et délits contre les personnes ont grimpé de 9,86% […]. Les vols violents sans arme à feu sont passés de 101 223 à 124 918 (+23,41%); «L'an dernier, la police et la gendarmerie ont enregistré 1 116 viols de plus qu'en 2000, avec un total de 9 574 affaires. Les tentatives d'homicides croissent de 11,48%. Les coups et blessures volontaires suivent une progression similaire avec 116 568 cas enregistrés (+9,47%)»». Bref, c'est la guerre civile. Comment, votre quartier n'est pas à feu et à sang ? C'est que vous n'ouvrez pas les yeux sur «la réalité». Lorsqu'on est malhonnête, on l'est jusqu'au bout. Juste après ce passage apocalyptique, on lit: «Reste le cas de la délinquance juvénile, facteur essentiel de la nouvelle criminalité. Le nombre de mineurs mis en cause en 2001 est en hausse de 1% par rapport à l'année 2000. Ceux-ci représentent 21,18% des personnes mises en cause». Souligné par moi. Vous aurez remarqué l'art subtil de faire alterner des valeurs et des pourcentages, et, mais vous ne l'aurez pas apprécié, le masquage avantageux des chiffres contradictoires à la «démonstration»: le nombre de «tentatives d'homicide» progresse, mais le nombre d'homicides régresse… Cela dit, il faut remettre les choses en contexte: c'est «le Chiffre» de janvier 2002, deux élections sont en vue, Le Figaro, dont on connaît les tendances, charge la barque du gouvernement. On verra en janvier 2003 si, même avec une augmentation similaire du «Chiffre», le bilan sera aussi noir. Ou plutôt, on verra probablement ceci: le triste bilan dressé est globalement attribué, dans les articles consacrés au sujet, à la défaillance des pouvoirs publics. Comme «le Chiffre» est bien plus dépendant de l'activité des services de police que de la progression réelle de la délinquance, immanquablement il progressera encore plus en 2002, vue l'incitation constante de Nicolas Sarkozy envers ses troupes à «faire du chiffre»[1]. Je ne veux pas écrire le journal à leur place, mais à mon avis les journalistes du Figaro, pour qui en janvier 2002 la progression du «Chiffre» prouvait l'impéritie du gouvernement, découvriront en janvier 2003 que cette progression prouve l'efficacité de la police… Pour moi, et pour toute personne de bon sens, la progression du «chiffre de la délinquance» prouve surtout que le rapport de la population, de la police, des autorités, des médias à «la Délinquance» a une influence considérable sur «Le Chiffre». Je trouve pour mon compte admirable qu'à partir des mêmes données, et même si la tonalité générale est à l'alarmisme, Le Figaro, Le Monde et Libération ont des analyses et des conclusions assez différentes. Sauf pour une chose, attristante pour Libé, réjouissante pour Le Fig', c'est mauvais pour le gouvernement… Je ne suis pas «spécialiste», cela dit, et contrairement à ce que «prouve» notre Chiffre, je n'ai pas vraiment l'impression que la délinquance progresse autant que ça. [1] Note au 13/08/2003. Je n'avais pas tenu compte, quand j'écrivais cela début 2002, du «théorème de Demonque», que voici: «Sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l'Intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent». La popularité de M. Sarkozy auprès des policiers et gendarmes fut indéniable jusqu'en septembre 2002, et l'on assista à ce paradoxe: les opérations de police augmentèrent, mais «le Chiffre» diminua… En confirmation de ce théorème, «le Chiffre» se mit à remonter à partir de septembre dans les «zones gendarmerie» dans le temps même où la popularité de notre ministre de l'Intérieur baissait chez les gendarmes. |