Fausses solutions


[En date du 20/04/2004]

Éric Chevalier. Il y a un grand fantasme des gens qui participent à ce genre de dynamique[1], qui est d'espérer grosso modo faire dans ce genre d'endroit ce qu'ils n'ont jamais été en mesure de faire chez eux. Et d'ailleurs ça aboutit (j'en parlais pour la santé, mais c'est valable pour l'éducation, pour l'économie…), à ce que les experts internationaux qui débarquent dans ce genre de situations ont souvent le fantasme de faire encore mieux que ce qu'ils n'ont jamais pu faire chez eux. Et comme on est dans une situation où c'est encore plus difficile, on arrive à des clashs extrémement forts. Donc, l'une des règles est d'être à la fois extrémement déterminé et extrémement modeste sur ce qu'on peut espérer de notre action. Sinon, ça débouche sur des frustrations, tant chez les gens qui viennent mettre en place ces dispositifs que dans la population locale, puisqu'on lui «vend», de façon implicite ou explicite, l'idée qu'une nouvelle fois ça va être le bonheur immédiat. Ce qui n'est bien sûr jamais le cas.

Nicolas Demorand. J'ai l'impression que tout le monde est prisonnier de ses propres représentations, dans ces situations…

Éric Chevalier. On n'est jamais neutre quand on met les pieds dans une situation de conflit, qu'on soit journaliste, acteur d'ONG ou acteur international; je ne crois pas un instant à cette histoire. Chacun a un schéma de représentation du conflit ancré dans sa tête de façon plus ou moins consciente et explicite, et je considère qu'on devrait accepter cette idée. Ce qui n'empêche pas de travailler dessus, de se dire…
Nous[2], Quand nous sommes arrivés au Kosovo, il est clair que nous avions implicitement ou explicitement un schéma de représentation qui était, «les victimes sont là, les coupables sont là», c'est-à-dire, schématiquement, les victimes sont les Albanais, les coupables les Serbes. Et puis très rapidement, nous nous sommes aperçus que c'était beaucoup plus compliqué que ça, qu'il y avait derrière les victimes d'autres victimes, et qu'avec la présence internationale, ce sont les Serbes qui devenaient les victimes des exactions. Pas seulement eux, mais eux pour une grande part. Et je pense que nous avons pris un peu tardivement un certain nombre de décisions, parce que nous gardions implicitement ce schéma de représentation dans nos esprits.
J'essaie simplement de dire ici, une nouvelle fois, qu'il faut reconnaître qu'on n'est jamais neutre. Je ne comprends d'ailleurs pas ce que ça veut dire: quand on met les pieds sur le terrain on a forcément dans notre chair, dans notre cœur, dans notre esprit, des éléments de représentation du conflit. Après, c'est le travail qu'on accepte ou non de faire, de lucidité par rapport à cette représentation — qui ne sera jamais absolue, on n'arrivera jamais complètement à l'extraire, à la modifier. Mais déjà, le reconnaître permet sans doute d'éviter un certain nombre d'erreurs.

France Culture, “Les Matins”, 20/04/2004

[1] Dans le cadre des interventions internationales «de rétablissement de la paix». Ici, le cas est le Kosovo.
[2] L'équipe d'«acteurs internationaux» travaillant avec Bernard Kouchner au Kosovo, après la guerre de 1999.

 U n discours qui me paraît une excellente base de réflexion, et qui vient d'un expert de la chose, puisqu'Éric Chevalier est un de ces «acteurs internationaux» guettés par ce «fantasme […] d'espérer faire dans ce genre d'endroit ce qu'ils n'ont jamais été en mesure de faire chez eux». Je le dis souvent dans les textes où je parle des «régulateurs», c'est moins tant un problème de personnes que de structure: beaucoup de gens, parmi ces régulateurs, ne sont pas plus satisfaits que vous ou moi de la manière dont souvent les choses se passent, un peu partout et un peu pour tout; à leur niveau, ils font ce qu'ils peuvent pour que ça prenne d'autres orientations, et éviter de croire qu'on pourra ailleurs «faire encore mieux que ce qu'[on n'a jamais pu faire chez [soi]», par exemple, permettra probablement d'au moins ne pas faire trop mal.