Éric Chevalier. Il y a un grand fantasme des gens qui participent à ce genre de
dynamique
[1], qui est d'espérer
grosso
modo faire dans ce genre d'endroit ce qu'ils n'ont jamais été en mesure de faire chez
eux. Et d'ailleurs ça aboutit (j'en parlais pour la santé, mais c'est valable pour
l'éducation, pour l'économie…), à ce que les experts internationaux qui débarquent
dans ce genre de situations ont souvent le fantasme de faire encore mieux que ce qu'ils
n'ont jamais pu faire chez eux. Et comme on est dans une situation où c'est encore plus
difficile, on arrive à des clashs extrémement forts. Donc, l'une des règles est d'être à
la fois extrémement déterminé et extrémement modeste sur ce qu'on peut espérer de notre
action. Sinon, ça débouche sur des frustrations, tant chez les gens qui viennent mettre
en place ces dispositifs que dans la population locale, puisqu'on lui «vend», de façon
implicite ou explicite, l'idée qu'une nouvelle fois ça va être le bonheur immédiat. Ce
qui n'est bien sûr jamais le cas.
Nicolas Demorand. J'ai l'impression que tout le monde est prisonnier de ses
propres représentations, dans ces situations…
Éric Chevalier. On n'est jamais neutre quand on met les pieds dans une situation
de conflit, qu'on soit journaliste, acteur d'ONG ou acteur international; je ne crois pas
un instant à cette histoire. Chacun a un schéma de représentation du conflit ancré dans
sa tête de façon plus ou moins consciente et explicite, et je considère qu'on devrait
accepter cette idée. Ce qui n'empêche pas de travailler dessus, de se dire…
Nous
[2], Quand nous sommes arrivés au Kosovo,
il est clair que nous avions implicitement ou explicitement un schéma de représentation
qui était, «les victimes sont là, les coupables sont là», c'est-à-dire, schématiquement,
les victimes sont les Albanais, les coupables les Serbes. Et puis très rapidement, nous
nous sommes aperçus que c'était beaucoup plus compliqué que ça, qu'il y avait derrière
les victimes d'autres victimes, et qu'avec la présence internationale, ce sont les Serbes
qui devenaient les victimes des exactions. Pas seulement eux, mais eux pour une grande
part. Et je pense que nous avons pris un peu tardivement un certain nombre de décisions,
parce que nous gardions implicitement ce schéma de représentation dans nos esprits.
J'essaie simplement de dire ici, une nouvelle fois, qu'il faut reconnaître qu'on n'est
jamais neutre. Je ne comprends d'ailleurs pas ce que ça veut dire: quand on met les pieds
sur le terrain on a forcément dans notre chair, dans notre cœur, dans notre esprit, des
éléments de représentation du conflit. Après, c'est le travail qu'on accepte ou non de
faire, de lucidité par rapport à cette représentation — qui ne sera jamais absolue, on
n'arrivera jamais complètement à l'extraire, à la modifier. Mais déjà, le reconnaître
permet sans doute d'éviter un certain nombre d'erreurs.